EXTRAIT DU LIVRE
L’OMBRE DES AUTRES
DE NATHALIE RHEIMS
Date de publication : 18/08/2006
Editeur : Léo Scheer
Avec l'autorisation de l'éditeur pour
www.evene.fr
Reproduction et/ou diffusion interdites
Usage strictement personnel
L’OMBRE DES AUTRES de NATHALIE RHEIMS
Editeur : Léo Scheer - Extrait téléchargé et disponible sur www.evene.fr
Vyniard, le 3 mai 1886.
Ma chère petite,
Cette lettre va sans doute te surprendre après ces mois de silence, qu’il faut me pardonner. Par
les nouvelles que me donne ta mère, je te sais heureuse et en bonne santé. Sa dernière lettre m’a
fait plaisir.
Les mois qui viennent de s’écouler ont été, pour nous, inquiétants et douloureux. Des
phénomènes troublants se sont produits. Ta tante est souffrante. Au début, j’ai pensé qu’il ne
s’agissait que d’une grande fatigue. Cet hiver à Vyniard a été particulièrement rigoureux ; nous
avons dû renoncer à nous rendre à Londres pour Noël. Mais à l’arrivée du printemps et des
premiers rayons de soleil, les choses ne se sont pas améliorées, bien au contraire.
Il faut que tu viennes le plus rapidement possible. Tes connaissances, ton expérience peuvent
m’aider à comprendre et à surmonter la situation. Je t’en prie, réponds-moi et viens dès que tu le
pourras. Nous t’attendons. Tendrement.
Ton oncle qui t’aime.
Chapitre premier
Tess resta un moment le regard suspendu au-dessus de la lettre. Elle la plia, s’allongea sur son
lit et ferma les yeux. Vyniard, le froid, le vent, la campagne anglaise où, enfant, elle passait ses
vacances. Les heures près d’Émile à le regarder enlever les viscères des oiseaux, puis à leur
redonner des couleurs. Tous ces volatiles qui ne s’envolaient plus, ces animaux immobiles, figés
dans une mort livrée aux regards de tous. Émile. Sa force, son étrange beauté, ses cheveux
sombres, sa minceur extrême. Toujours vêtu de noir.
Elle le suivait dans d’interminables promenades au coeur de forêts glacées où, captivés, ils
écoutaient le chant des corbeaux. Ensuite, ils buvaient du thé brûlant. Il lui parlait de ses voyages
en Amazonie, d’espèces rares qu’il poursuivait sans relâche. Blanche, fragile, sortait peu. Tess
passait des heures sur son canapé à la regarder natter ses longs cheveux.
Que lui était-il arrivé ? De quels phénomènes, de quelles sensations s’agissait-il ? La voix de sa
mère la fit se redresser :
— Tu es là ?
— Oui.
— Que fais-tu ?
— Entre, Lili.
La porte s’ouvrit.
— Viens t’asseoir près de moi, mais, auparavant, prends cette lettre sur mon bureau et lis-la.
Après quelques instants :
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Tu as eu, récemment, des nouvelles de ton beau-frère ?
— Oui, mais il ne m’a parlé de rien.
— En es-tu sûre ? As-tu gardé son mot, peux-tu me le montrer ?
— Non, je ne l’ai plus. Pourquoi a-t-il besoin de toi ?
— Il pense sans doute que, grâce à mes études de neurologie, je pourrai l’aider à comprendre le
comportement de Blanche. Et aussi… depuis la mort de papa… Je sais, tu n’aimes pas que j’en
parle. Mais le sens de ce trouble, comme tu le nommes, existe chez moi. Cette faculté de deviner
à distance, mes visions de l’avenir proche, tous ces phénomènes qui, parfois, me dépassent…
J’en ai tant de fois parlé à Émile… Écoute, maman, il faut que j’aille à Vyniard.
— Fais pour le mieux.
L’OMBRE DES AUTRES de NATHALIE RHEIMS
Editeur : Léo Scheer - Extrait téléchargé et disponible sur www.evene.fr
Tess se blottit dans les bras de sa mère comme lorsqu’elle était enfant et dit à voix basse :
— Je partirai demain.
Sa nuit fut agitée. Comment la première vision lui était-elle apparue, après l’enterrement de son
père ? Elle s’était recroquevillée entre deux tombes pour pleurer. Tout le monde la cherchait,
hurlait son prénom. Mais elle restait là, contre la terre froide, dévastée par ce premier chagrin, si
profond que le vertige au-dessus de la fosse lui semblait dérisoire.
C’est Émile qui l’avait trouvée ; Tess se souvenait que, l’arrachant au sol telle une feuille, il
l’avait tenue serrée contre lui. Elle entendait encore sa voix :
— Pleure, mon enfant, pleure. Vide-toi de ces torrents de larmes. N’aie pas peur. Je suis là. Je
t’emmènerai autour du monde écouter le chant des oiseaux. Je t’apprendrai leur langage. Eux
seuls comprennent la souffrance. Ils te siffleront des mélodies qui apaiseront tes peines.
Aujourd’hui, c’est Émile qui l’appelait au secours, lui avouant son inquiétude.
Paris était ensoleillé dès le matin, en ce début de printemps. Elle promit à sa mère de lui donner
des nouvelles à son arrivée, boucla une petite valise, traversa le parc Monceau, remonta à pied
jusqu’à la gare, prit un billet pour Le Havre. En attendant le train, elle s’installa au café,
commanda un chocolat chaud et relut la lettre de son oncle.
Ensuite, dans le wagon, elle se plongea dans un volume des Leçons sur les maladies du système
nerveux de Jean Martin Charcot, l’éminent professeur dont elle suivait les cours à la Salpêtrière.
Sur le pont du bateau, l’air était tiède ; elle s’accouda à la rambarde. La côte prenait le large. Tess
n’avait pas quitté Paris depuis longtemps. Pour la première fois, elle partait sans sa mère. Il était
temps. Temps pour elle de vivre sa vie. De grandir. Un peu. « Doucement », se dit-elle en
souriant.
Dans quelques heures, elle retrouverait les bras d’Émile. Il la soulèverait de terre comme à son
habitude. Et Blanche. Douce Blanche, sa frêle silhouette, sa peau diaphane. De quels tourments
souffrait-elle ?
La jeune fille sentit une présence à ses côtés. Une femme au profil parfait, coiffée d’une capeline
mauve, se tenait près d’elle, regardant l’horizon. Ses yeux semblaient scruter le vague. Tess fut
attirée par un reflet argenté à son poignet. L’observant discrètement, elle distingua les contours
d’une chouette recouverte par des mains posées de chaque côté des ailes. Deux serpents
s’enroulaient autour des doigts. Son regard était absorbé par le bracelet. Elle fut prise d’un de
ces vertiges dont elle avait appris à se méfier. Tout disparut. L’objet seul flottait dans le vide. Les
reptiles lentement se mirent à bouger. Les mains s’animèrent. Un bruissement métallique déchira
ses tympans. L’objet lui parlait :
— Tess, Tess, aide-moi s’il te plaît, ne m’abandonne pas.
Elle avait soudain devant les yeux une stèle de marbre noir. Elle recula, perdit l’équilibre,
s’accrocha à un transat. Les bras d’Émile l’entouraient, elle sentit la main de Blanche sur sa
joue. Elle s’allongea quelques instants.
Le souffle du vent la ramena au réel. La femme à la capeline mauve était là. Rien n’avait changé.
Au loin, se dessinaient les côtes anglaises. Elle ne connaissait pas ce bracelet, mais lui l’avait
reconnue. Une sirène retentit. Douvres approchait.
Descendre du bateau lui prit du temps. Les nombreuses formalités à remplir l’amenèrent au
crépuscule. Elle loua une chambre dans l’hôtel du port. Dîna à peine. Écrivit une lettre à sa mère
pour la rassurer.
À l’aube, elle prit le train pour Londres. Elle pensait à son père, au peu de souvenirs qu’elle avait
conservés de lui. Élie était le premier mot qu’elle avait appris à écrire. Quand à l’école on lui
demandait le métier de son père, Tess était fière d’écrire : biologiste, cela lui semblait magique.
La jeune fille portait le prénom de sa grand-mère paternelle : Tessa.
Elle était pressée d’arriver, de découvrir enfin ce qui se passait, de retrouver Émile. À Londres,
elle monta dans le train pour Vyniard. Trois heures plus tard, marchant le long de la route, elle
passa devant le seul pub du bourg, traversa la campagne. Une pluie légère commençait à tomber.
L’immense demeure de son oncle se dressait au loin, perdue entre les arbres.
Le vent faisait ondoyer la lande sauvage entourant le manoir, caché derrière les saules qui
bordaient la rivière de Solveg. La bâtisse aux reflets d’ardoise était comme un vaisseau naviguant
dans un océan de verdure en mouvement. Elle abritait la famille d’Émile depuis trois siècles. Son
ancêtre, Lord Shanagan, l’avait fait construire à l’époque de la Réforme.
L’OMBRE DES AUTRES de NATHALIE RHEIMS
Editeur : Léo Scheer - Extrait téléchargé et disponible sur www.evene.fr
Tess retrouvait, intactes, ses sensations enfantines. Elle était frappée, comme à chaque fois, par
cette atmosphère unique, par cette douce lumière. Mais, avec le temps, le lieu semblait s’être
assombri. Elle se surprit à se demander d’où venait cette ombre. Était-ce simplement le ciel qui
se chargeait de nuages ?
En traversant le petit bois, elle reconnut le chant des bergeronnettes, le sifflement des merles, le
trille des étourneaux. La jeune fille monta les marches du perron et, prise d’une légère
appréhension, fit tinter la cloche. La porte s’ouvrit.
— Bonjour, George.
— Mademoiselle. Tess…
Elle l’embrassa.
— J’ai quitté Paris il y a deux jours. J’ai reçu une lettre de mon oncle. Est-il là ? Et Blanche ?
— Votre tante se repose dans sa chambre, elle est très fatiguée. Monsieur est dans son
laboratoire.
— Merci, George. Ne bougez pas, je vais le chercher. Au fait, comment va Mary ?
— On vieillit. Mais dans l’ensemble ça va. Vous ferez la connaissance de Lucy, qui est venue
nous prêter sa jeunesse.
— À tout à l’heure, George.